La douleur que j’ai choisie

Évoquer la douleur n’est pas une entreprise aisée. À une époque où la société nous contraint au langage convenu, aborder le sujet de la douleur, de sa propre douleur, peut être interprété comme une propension à une certaine morbide fascination, une auto-flagellation malsaine, voire une sacralisation de la souffrance. Et pourtant…

Cette même société nous encourage à nous libérer par la parole. La réalité demeure que l’état de santé, les émotions de chacun importent peu à la plupart ; pourtant, en ce qui concerne les méandres de notre vie quotidienne, le public est au rendez-vous, posté au balcon, dans la cour, derrière les portes de notre existence. Ce n’est pas anodin que l’affirmation « je vais bien » trône en tête de liste des mensonges les plus répandus.

Et pour cause, les individus dissimulent leur véritable état, que ce soit pour ne pas incommoder autrui ou simplement parce que nous sommes parfaitement conscients que lorsque nous demandons « comment ça va », c’est par politesse, formalité, ou automatisme. Personne ne souhaite se charger d’une quelconque prise en charge émotionnelle, avec toutes les responsabilités qui en découlent. C’est un fardeau trop lourd à porter, alors nous mentons. Nous nous dissimulons derrière des masques, façonnant une apparence de bien-être. Nous arborons des sourires radieux pour nourrir l’ego d’autrui. Tout va bien, je ne souffre pas ! Circulez, il n’y a rien à voir.

Ma douleur, souvent dissimulée, enfouie au plus profond de moi-même pour éviter d’importuner, a trouvé refuge dans l’écriture. J’ai traversé une phase « spleen et idéal », où Baudelaire et ses « Fleurs du Mal » ont été des compagnons constants dans mon univers pendant de longues années. Mon esprit tourmenté avait découvert un miroir permettant d’exalter les turpitudes en moi. Il est étonnant de constater comment on peut se complaire et se vautrer dans la boue et la crasse d’un esprit tourmenté. Et pourtant, cela procure une certaine catharsis !

Avec le temps, j’ai grandi et appris à purifier mon esprit. La douleur qui était mienne, je l’ai apprivoisée, sublimée, et finalement, transcendée. Un jour, ma route a croisé celle des tatouages.

L’année dernière, la lecture de « Hunger » de Roxanne Gay a été une révélation. Chaque ligne de son livre résonnait en moi. Pour toute âme en tourment, cherchant du recul et peinant à comprendre certaines de ses réactions, la lecture de ce livre vous fera sentir moins seul(e).

Ce livre m’a également captivé en raison des réflexions de l’auteure sur les tatouages. J’affectionne particulièrement ces marques sur la peau. Chaque tatouage porte en lui une histoire, une raison d’être. Chaque emplacement sur mon corps est soigneusement pensé. La symétrie, une obsession personnelle, guide mes choix. Marquer ma peau pour ne pas oublier, pour immortaliser, pour façonner mon corps selon mes désirs, lui assignant le rôle que j’ai décidé.

Au fil du temps, j’ai compris que les tatouages étaient pour moi un moyen d’expression, un besoin impérieux de laisser une empreinte sur un corps meurtri par d’autres et par moi-même. Les tatouages représentent une douleur consentie, à laquelle je m’abandonne pleinement. Je l’ai choisie, car je la maîtrise. Je l’ai choisie, car elle me procure du plaisir, me libère, et surtout, elle est socialement acceptable.

Je conclus avec cet extrait du livre ; si vous êtes une personne tatouée, dites-moi s’il vous parle. 😉

« Lors d’un tatouage, la douleur est constante et dure parfois des heures, mais elle n’est pas nécessairement ressentie de la même manière que la douleur normale. Il ne faut pas se fier à moi sur ce point. Je n’enregistre pas la douleur comme la plupart des gens, c’est-à-dire que ma tolérance est élevée. Elle est probablement trop élevée. Mais la douleur d’un tatouage est quelque chose à laquelle il faut se soumettre parce qu’une fois qu’on a commencé, on ne peut pas vraiment revenir en arrière sous peine de se retrouver avec quelque chose non seulement de permanent, mais aussi d’inachevé. J’aime le caractère irrévocable de cette circonstance. Vous devez vous autoriser cette douleur. Vous avez choisi cette souffrance et, à la fin, votre corps sera différent. Peut-être que votre corps vous ressemblera davantage. »

Posted by Leyopar

  1. J’ai lu le coeur serré l’estomac noué tellement chaque phrase m’a parlé. J’ai ressorti le livre de Roxane Gay en me demandant si j’étais prête à ouvrir a nouveau une porte sur cette réalité que je n’occulte pourtant pas… Et puis F*** j’ai 40 ans autant affronter à nouveau ce chapitre comme il faut. Et qui sait, croiser le chemin des tatouages à défaut de croiser autre chose d’agréable dans cette vie…

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    1. Relis le. Tu as surement une autre perspective aujourd’hui et il te fera un bien fou

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  2. Beautiful text, yet at the end I have a taste of unfinished business.
    I guess a soft way of describing the continuity of your current life, a clear description of the trials you’re and still yet to encounter, never a quiet river, but space of time where ones look for a way to express the pain the way they can, they way the are comfortable in.

    As Boris Vian said, « Pain is something you only have the right to inflict on yourself. »

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